2 juin 1990 Vacances stanbouliotes

À propos d’Istanbul. Jour après jour, j’ai marché, l’appareil en bandoulière, happé par la ville. De l’aube jusqu’à la nuit tombante, j’ai longé les rives de la Corne d’Or, suivi le Bosphore et la mer de Marmara, gravi les collines, longé la muraille qui s’avance dans les eaux. Partout, les minarets dressés transpercent le ciel. Ils surprennent l’Occidental que je suis, mais ils nourrissent surtout le photographe que je deviens dans ces instants.
À Istanbul, je me suis perdu volontairement. Il n’y a pas de meilleure façon de sentir une ville. Dans les ruelles sombres de la vieille cité, enchevêtrées comme une casbah, j’ai trouvé à la fois l’inquiétude et l’émerveillement, ce mélange de désorientation et d’intimité que seule une grande ville étrangère peut offrir.


Je logeais dans l’annexe de la Maison Verte, un petit ensemble de maisons ottomanes adossées au mur de Topkapi. Rien de clinquant, mais une atmosphère intime, presque secrète. Depuis ma chambre, Ayasofya s’imposait, si proche qu’elle semblait remplir toute la fenêtre. Le matin, je me réveillais avec les cris des mouettes et l’appel du muezzin qui résonnait d’une mosquée à l’autre. Dans les ruelles, ça sentait le bois humide, le café et la fumée de charbon. Et le soir, en rentrant, j’avais l’impression de devenir un vrai Stambouliote, retrouvant « ma » maison discrète au détour des pavés usés.

Istanbul

Le long du mur de Tokapi, mon hôtel

les coupoles de Ayasofya

La vue depuis ma chambre en direct sur Ayasofya

Istanbul, ce n’est pas seulement la beauté vantée par les voyageurs. Bien sûr, il y a les pierres polies par des siècles d’empires, les calligraphies persanes et arabes, les cimetières accrochés aux collines. Mais la ville, c’est avant tout la vie. Le tintement des tramways d’Istiklâl, les sirènes des tankers qui ont remplacé les voiliers, la cohue du Grand Bazar, les odeurs du marché aux épices. Dans les rues pentues, les foules se pressent, et sur le pont Galata, à toute heure, des hommes chargent sur leur dos des machines à laver, des armoires ou même des pianos. Là se concentre l’énergie brute de la ville.


Depuis la Corne d’Or, un remorqueur cerclé de pneus usés avance lentement, silhouette trapue au ras de l’eau. À côté, un ferry attend sa rotation. Et au-delà du trafic quotidien, dans la brume, se dresse la mosquée Süleymaniye, chef-d’œuvre de Sinan, ses minarets découpant le ciel. L’eau réunit ces mondes : le travail des marins, le passage des voyageurs, et l’éternité d’un monument qui veille sur la ville depuis des siècles.

Istanbul

La corne d'or

Les ferries alignés sur la Corne d’Or remplacent les voiliers d’autrefois, leurs coques blanches dressées comme une flottille au repos. À l’arrière-plan, les silhouettes des minarets se découpent dans la brume, comme les mâts d’une autre flotte, immobile celle-là. L’eau accroche la lumière, presque métallique, et donne à l’ensemble un aspect pictural, comme un lavis.

Istanbul

Le ferry europe-asie

Une barque basse sur l’eau, chargée d’enfants, s’approche du quai. Juste au-dessus, le ferry aligne ses ponts, ses hublots, ses passagers endimanchés. Le bois peint et l’acier se frôlent, presque à se toucher. Deux façons de traverser le Bosphore, deux mondes côte à côte..

Istanbul

Une petite barque pleine de femmes et d’enfants croise un grand ferry blanc à quai à Istanbul, années 1990

Le vieil homme rentre du travail. Ses épaules sont voûtées, son pas ralenti par la journée. Dans la ruelle encore humide, une vieille américaine bleue bloque presque le passage. Elle semble venir d’un autre temps, comme échouée là. L’homme ne la regarde pas, il connaît déjà cette rue par cœur. Ce soir encore, il la traverse, indifférent aux vitrines fatiguées et aux ballons qui pendent. La pluie a lavé le bitume, mais pas la lassitude.

Istanbul

Homme de dos dans la rue

Le cabas rayé cogne contre la jambe de l’homme à chaque pas. Il revient du marché, presse le pas, l’air soucieux. Sur le seuil, la femme hésite à sortir. Elle attend peut-être qu’il passe, ou qu’on l’appelle de l’intérieur. Au-dessus, la vieille dame a entrouvert sa fenêtre. Elle observe tout, comme chaque jour, immobile derrière ses rideaux. Son regard suit l’homme, se pose sur la femme, puis glisse jusqu’à l’enfant au fond de la rue. Lui traverse la scène sans s’en soucier, cartable battant contre ses genoux. Et la maison, cabossée, enregistre tout en silence.

Istanbul

Maison de bois

Cinq enfants posent devant une petite confiserie de quartier. Les vestes sont trop grandes, les chaussures trempées par la pluie. La plus jeune, en rose, est assise au milieu, les autres serrés autour d’elle. Les ballons à l’entrée suffisent à dire l’endroit. Une scène simple, un moment de rue saisi tel quel, à Istanbul en 1990.

Istanbul

Devanture de confiserie, Istanbul 1990.l

Un passage couvert de vigne, des étals chargés de livres anciens, de gravures, de cartes postales. On feuillette, on cherche, on marchande. Ici, tout respire le papier et l’encre. La rumeur de la ville s’atténue, remplacée par le froissement des pages et les pas lents des curieux.

Un porteur ploie sous une pile de bidons d’huile vides, avançant dans une rue mouillée devant un bus rempli de passagers

La place des libraires, Istanbul

Mais à peine franchie la porte, tout reprend : le bruit des klaxons, la circulation désinvolte, et les portefaix qui se fraient un passage au milieu du désordre. Un contraste brutal, typique d’Istanbul.

Un porteur ploie sous une pile de bidons d’huile vides, avançant dans une rue mouillée devant un bus rempli de passagers

Un porteur de bidons d'huile vides

« La pluie alourdit tout. Mes habits collent, l’eau coule sur mon cou, et chaque pas fait glisser mes semelles. Les bidons grincent, plus bruyants encore sous l’averse. Dans le bus, ils restent secs. Moi, il me faut tenir jusqu’à l’entrepôt. Après, je pourrai enfin poser cette montagne de fer. » Pourraient être les pensées de ce porteur.

En tout cas l'eau ruisselait bien dans mon cou!. Je l'ai suivi longtemps pour le photographier sous plusieurs angles. Là je sui sen surplomb dans une contre allée.


Deux femmes assises au bord d'une rue papotent en tricotant

Papotage et tricotage à Istanbul

Istanbul peut aussi se montrer tranquille. À l’ombre des murs anciens, deux femmes se retrouvent, assises au bord d’un trottoir. Elles tricotent, elles papotent, indifférentes au passage des bus et des passants. Le temps s’étire, paisible, loin du tumulte des bazars et des ferries.

Étals de colliers et perles multicolores, bijoux de pacotille entassés dans un bazar d’Istanbul.r

Bijoux de pacotille au Grand Bazar

Ils ne sont que verre et plastique, mais sous la lumière du bazar ils prennent des allures de trésors. Bleu, blanc, rouge, vert : chaque collier attire l’œil comme une gemme sortie d’un écrin. Ici, même la pacotille se donne des airs de joaillerie. Les mains les tâtent, les retournent, hésitent. Une enfant s’émerveille, une mère calcule, un marchand attend. Dans le tumulte du bazar, ces bijoux de pacotille ont leur part de rêve.

Un couple entre deux ages parlent assis sur un banc

Un couple entre deux ages parlent assis sur un banc

« Il ne dit pas grand-chose, comme toujours. Moi, je lui raconte la voisine, le marché, les prix qui montent. Il hoche la tête. Peut-être qu’il pense à autre chose. Moi je sais qu’au fond, il m’entend. »

Un verre de thé turc posé sur une soucoupe à fleurs, installé sur le capot usé et rouillé d’une vieille Mercedes à Istanbul

Pause thé sur capot rouillé

Un coin de trottoir, une voiture fatiguée, un capot cabossé. Peu importe : il suffit d’un verre tulipe et d’une cuiller pour marquer la pause. À Istanbul, tout support devient table pour un thé.

Des hommes pêchent depuis le quai d’Istanbul, avec la rive asiatique en arrière-plan.

Partie de pêche sur le Bosphore

Les ferries entrent et sortent du port. Sur le quai, on rit, on parle, on lance la ligne. La pêche fait passer l’après-midi.

Deux jeunes épiciers posent derrière la vitrine de leur boutique éclairée, entourés de produits de consommation courante à Istanbul en 1990.

Épicerie de nuit, Istanbul 1990

Ils ont pris la pose, bras sur l’épaule. L’éclairage était faible, la pellicule limitée à 100 ISO. Il a fallu retenir le souffle, caler l’appareil, déclencher sans trembler. L’image est là : deux regards, une vitrine, un fragment de nuit stambouliote.

Un vendeur propose tomates, poivrons et haricots sur un étal improvisé devant une échoppe délabrée à Istanbul, années 1990

Le marchand de légumes du coin de le rue

Sous une porte branlante, le marchand a disposé ses cageots de tomates, de poivrons et de haricots. La pluie a laissé des flaques sur le bitume, mais le commerce ne s’arrête pas. Deux femmes, foulard sur la tête, échangent avec lui. L’une pèse, l’autre tâte les légumes. Entre elles, une fillette en manteau rouge s’accroche à l’étal, comme pour entrer elle aussi dans la scène des adultes.

Le décor est rugueux — murs écaillés, bois fatigué — mais l’image respire la proximité, le quotidien partagé. Rien d’extraordinaire, si ce n’est ce moment suspendu où chacun tient son rôle : le vendeur attentif, les clientes affairées, l’enfant curieuse.

En 1990, les rues d’Istanbul étaient encore peuplées de vieilles voitures américaines. Chevrolet, Dodge, Plymouth… des berlines massives, fatiguées mais étonnamment bien entretenues. Chromes reluisants, moteurs bruyants mais vaillants, banquettes usées qu’on retapissait à la hâte. Ces monstres reconvertis en dolmuş avalaient les passagers, s’arrêtaient sans prévenir, repartaient dans un grondement de V8 éraillés. Leur silhouette incongrue, coincée entre les Renault récentes et les bus poussifs, donnait à la ville un caractère singulier : bricolée, bruyante, débrouillarde, mais terriblement vivante..

Leur présence donnait à la ville un charme inattendu, comme si une partie des années 50 continuait obstinément à circuler sur le Bosphore.

Vieilles voitures américianes à Istanbul

Belle américaine

Vieilles voitures américianes à Istanbul

Belle américaine

Vieilles voitures américianes à Istanbul

Belle américaine

Vieilles voitures américianes à Istanbul

Belle américaine


Ces photos je les ai capturées avec un Nikon F801 sur des pellicules