Quelques jours aux USA
New York juillet 1995. Après la moiteur de la Caroline du Sud, je retrouve New York sous une chaleur accablante. La tentation est grande de se réfugier de galerie climatisée en galerie climatisée, mais je préfère rester dehors, décidé à saisir l’ambiance de la ville. Dans les rues, l’air vibre au-dessus du bitume. Les façades retiennent la chaleur et la renvoient sans répit. Les taxis s’alignent pare-chocs contre pare-chocs, klaxons nerveux, moteurs au ralenti. On croise des passants pressés, chemises trempées dans le dos, canettes glacées à la main. Chaque carrefour est une fournaise où l’on attend la lumière verte. C’est étouffant, mais c’est aussi New York, telle que je voulais la voir.

À quelques rues de l’agitation, je tombe sur un décor plus feutré. Devant une façade de briques rouges, une berline crème des années 60 est garée à l’ombre des arbres. La lumière filtre à travers les feuillages et projette des taches mouvantes sur les murs et la carrosserie. Ici, tout paraît immobile, hors du temps. Pas un bruit de klaxon, seulement le silence d’une rue résidentielle, paisible et cossue

Devant moi, une façade new-yorkaise comme tant d’autres : briques sombres, escaliers de secours en fonte, commerces fermés sous leurs stores colorés. J’allais me contenter de ce décor typique quand j’ai aperçu, dans la vitre, des reflets qui brouillaient la scène. Des traits lumineux, presque abstraits, venaient s’ajouter à l’image. Je ne savais plus ce qui appartenait à la rue et ce qui venait de la vitre. C’est cette confusion qui m’a décidé à déclencher : la rigueur des immeubles se mélangeait à un jeu de lignes et de couleurs inattendu. Un instant où New York m’est apparue double, à la fois réelle et fuyante.

Au détour d’une rue de SoHo, surgit une Ford Fairlane de 1958, rouge et blanche, parfaitement entretenue. L’espace d’un instant, la scène bascule hors du temps. Le décor est celui de la fin du XXᵉ siècle, façades industrielles reconverties en galeries et ateliers, passants en jeans et casquette, mais la voiture évoque une Amérique disparue, celle des drive-in et des highways naissantes.
Je déclenche sans hésiter : c’est comme si la ville, en pleine mutation, laissait remonter à la surface une image intacte de son passé. Un court voyage dans le temps, au milieu du trafic new-yorkais.

En levant les yeux, j’ai été happé par cette façade métallique. Les escaliers de secours dessinaient une géométrie dense, répétée à l’infini. D’un côté, le rouge sombre, de l’autre, le gris acier, comme deux hémisphères opposés. Avec la lumière lourde de l’été, l’ensemble dégageait une atmosphère étrange, futuriste, qui me rappelait l’univers de Blade Runner. C’est cette impression de décor irréel, planté en plein New York, qui m’a donné envie de photographier

À Chelsea, je m’arrête devant l’Empire Diner, une institution reconnaissable à son habillage métallique. Les tables sont serrées sous des parasols blancs et bleus, toutes occupées. Les clients boivent des sodas, des cafés glacés, mangent rapidement. Un chien somnole à l’ombre, indifférent au va-et-vient des serveurs. Sur le mur voisin, en grandes lettres, le mot EAT résume l’endroit mieux que n’importe quelle affiche. Tout est simple, fonctionnel, typiquement américain. Je prends le temps de photographier la scène avant de reprendre ma marche dans la fournaise de Manhattan.

SoHo en plein week-end. Les rues pavées sont désertes, les colonnes blanches des anciens entrepôts paraissent plus hautes encore dans ce silence. Quelques bannières colorées flottent mollement, mais pas un passant à l’horizon. Les galeries sont fermées, rideaux baissés. On imagine les habitants retranchés derrière leurs fenêtres, profitant de la climatisation pour échapper à la chaleur étouffante. La voiture garée le long du trottoir souligne ce calme inhabituel. Un quartier vidé de son agitation, comme suspendu.

Dans SoHo, au 102, je tombe sur une porte étrange. Assemblage de plaques métalliques, de rivets, de volumes rapportés. Elle annonce une galerie d’art, mais on se demande si la porte elle-même n’est pas déjà une œuvre. Les colonnes encadrent le tout comme pour mieux souligner le contraste. J’ai appuyé sur le déclencheur, intrigué par ce seuil qui brouille la frontière entre décor et création.

En marchant, je tombe sur le Moondance Diner. Sa façade argentée, son enseigne ornée d’un croissant de lune jaune, tout respire l’Amérique d’hier. Devant, un taxi new-yorkais attend, comme posé là pour compléter le tableau. J’ignore encore qu’un jour ce décor disparaîtra, emporté comme tant d’autres par la transformation de la ville. C’est précisément pour retenir ce genre d’instant que je déclenche : un lieu banal et pourtant emblématique, un morceau de New York promis à s’effacer. Le Moondance a figuré dans de nombreux films et séries TV. Les photographes de mode aimaient y travailler
En 1995, je me suis contenté de photographier de l’extérieur. Je ne suis pas entré, et je le regrette aujourd’hui.
En 2007, il sera démonté et déplacé jusqu’à La Barge, un petit bourg du Wyoming, loin du tumulte de Manhattan.

La chaleur étouffe la ville. Tout semble ramolli, comme si l’asphalte et les tôles perdaient leur rigidité. Je marche le long d’une palissade métallique cabossée. À travers une étroite ouverture, j’aperçois un taxi jaune stationné. Le reflet ondulé des tôles donne l’impression que la carrosserie se liquéfie, que la ville elle-même fond sous le soleil. Le bruit des moteurs, les klaxons, l’air saturé de poussière et d’odeurs de gasoil renforcent cette impression d’étuve. Une image fugitive, saisie dans l’éclat brûlant de l’été new-yorkais.

Depuis la façade de Grand Central Station, je lève l’objectif. Au premier plan, les statues monumentales dominent la gare, figées dans la pierre depuis un autre siècle. Juste derrière, la façade vitrée du Hyatt Grand reflète le ciel et coupe la perspective. Et plus haut, comme une flèche venue d’un autre monde, le Chrysler Building.
J’ai séjourné dans l’hôtel, au pied de ces bâtiments. Ce mélange me surprend encore : la pierre de Grand Central, le verre uniforme du Hyatt et la flèche élégante du Chrysler. C’est ce contraste qui m’a poussé à déclencher. Pour être tout à fait honn^tre j'ai aussi chercher à reporduire une photo vue dans un livre. Le jeu d el'influence.

Je retourne au même endroit, cette fois de nuit. Grand Central Station prend une teinte rosée sous l’éclairage artificiel, les statues se découpent dans la lumière. Plus haut, le Chrysler Building s’illumine, ses étages s’effacent dans l’obscurité, mais la flèche art déco brille comme un repère.
Le cadrage est presque le même que le jour, volontairement. Je voulais comparer les deux visages de la ville : celui de la journée, encore marqué par l’activité, et celui de la nuit, où tout devient plus théâtral

Impossible de passer à New York sans s’arrêter devant le Guggenheim. La spirale blanche de Frank Lloyd Wright tranche avec les immeubles voisins. On a beau l’avoir vue en photo des dizaines de fois, l’effet reste saisissant en vrai. J’ai cadré au plus près pour accentuer les courbes et souligner ce contraste avec l’architecture carrée d’à côté.
Trsè décrié au mopment de sa construction, aujourd’hui c’est l’un des lieux les plus photographiés de la ville. Une icône moderne que chaque visiteur veut emporter dans son appareil, sous tous les angles possibles.

À New York, ces grands trompe-l’œil occupent parfois tout un pan de mur. Celui-ci vante du matériel de cuisine, réfrigérateurs et casseroles géantes. Juste en dessous, un autre mur coloré annonce un bar de SoHo. Sur le trottoir, un vendeur a disposé quelques meubles usés, presque miniatures. Dans le décor monumental des fresques, ils ressemblent à des jouets abandonnés. C’est ce décalage qui m’a fait appuyer sur le déclencheur.

Hell’s Kitchen garde les traces de son passé rude. Les façades de briques noircies, les escaliers de secours branlants, les devantures fatiguées. Sur le trottoir, un petit restaurant aux chaises rouges apporte une touche vive dans ce décor usé.
En marchant ici, difficile de ne pas penser aux romans policiers et aux histoires sombres situées dans ce quartier. J’ai appuyé sur le déclencheur pour fixer ce contraste : un coin de vie ordinaire dans un décor marqué par la littérature et le crime.

Le parvis du Rockefeller Center, avec la statue dorée de Prométhée devant le rideau d’eau. Autour, les drapeaux flottent dans l’air lourd d’été. Les parasols colorés créent des taches vives qui contrastent avec la pierre grise. J’ai appuyé sur le déclencheur pour garder ce moment de fraîcheur au cœur de Manhattan, une parenthèse dans la chaleur écrasante de la ville..

Au détour d’un carrefour, un homme traverse la rue avec son boa de compagnie enroulé autour des épaules.Lui aussi à besoin de prendre l'air. Derrière lui, les taxis jaunes s’entassent dans la circulation.
On dit souvent que tout est possible à New York. Parfois, je le crois volontiers. Ce jour-là, j’ai appuyé sur le déclencheur sans hésiter.

Un coin de rue, des stands de hot-dogs, de glaces et de limonade. Les parasols rouges, jaunes et blancs attirent l’œil. Devant, un taxi jaune passe et coupe la scène en deux. C’est typiquement new-yorkais : les enseignes criardes, la foule pressée, le flot de voitures. J’ai appuyé sur le déclencheur pour retenir cette superposition banale et pourtant si parlante.


La vitrine de Gallagher’s annonçait la couleur : rangées de viandes maturées derrière la glace, avec en lettres d’or « The Best Beef in the World ». Chaleur ou pas, j’avais de l’appétit et un dîner s’imposait. À l’intérieur, l’ambiance était unique, les murs couverts de photos encadrées de personnalités venues manger là. En m’installant, j’ai eu l’impression de remonter le temps, d’autant plus que je lisais alors un roman policier où le héros venait justement dîner dans ce lieu.

À l’angle de la 6e Avenue, le Radio City Music Hall affiche ses néons rouges. Devant, un stand de hot-dogs avec ses parasols multicolores occupe le trottoir, juste à côté d’une rangée de téléphones publics. La scène résume bien New York à cette époque : une icône culturelle, la rue animée, la nourriture rapide, et ces cabines téléphoniques que l’on ne voit plus. J’ai appuyé sur le déclencheur pour garder ce mélange de quotidien et de symbole.
La canicule a rendu cette visite plus fatigante que prévu et m’a sans doute fait prendre moins de photos qu’à mon habitude. Mais je garde de cette quatrième viste de New York un souvenir fort, mélange de chaleur, de bruit, d’images marquées et d’instants saisis au hasard des rues.
Ces photos je les ai capturées avec un Nikon F90 sur des pellicules Fuji Reala scannées avec un scanner Nikon Coolscan V-ED