
– Le poissonnier de Emei Road - Shanghaï
Il pense à mille choses à la fois, mais ne laisse rien paraître. D’abord au geste : ne pas rater la coupe, aller vite mais proprement, sans s’entailler. Il a déjà fait ce mouvement cent fois ce matin, mais chaque poisson bouge différemment. Il se méfie toujours du sursaut de la bête. Il ne voudrait ne pas trop salir ça chemise.
Ensuite, il pense à l’heure. Il doit finir ce lot avant midi, sinon les clients râleront. Il n’aime pas qu’on râle. Il pense à sa femme, à ce qu’il devra rapporter ce soir. À son fils qui rêve de devenir autre chose que poissonnier. Peut-être il a raison.
Et là, une mouche l’agace. Elle revient sans cesse sur le même seau. Il songe qu’il faudrait changer l’eau, mais il repousse l’idée. Pas maintenant.
Il pense aussi que l’homme avec l’appareil photo va déclencher. Il le sent. Et il se dit : “Fais vite. J’ai pas le temps de poser.” Mais il relève un peu le menton, sans vraiment s’en rendre compte. Par fierté peut-être. Parce que ce n’est pas rien, d’être poissonnier dans cette rue-là.
Les clients sont hors-champs
Même quand ils ne sont pas là, ils sont dans sa tête.
Il entend déjà leurs voix, leurs remarques :
- — “Pas trop d’arêtes, hein !”
- — “Celui-là, vous me le videz mais vous me laissez la tête.”
- — “Et le plus frais, vous l’avez mis de côté, pas vrai ?”
Il sait déjà qui va arriver en premier, qui va marchander, qui veut "un poisson pour la soupe", et qui s’imagine tout connaître parce qu’il a lu un blog sur les bienfaits des oméga 3. Il pense à Madame Lin, qui choisit toujours le poisson le plus maigre — "pour mon mari, il digère mal" — et au jeune couple qui veut "un truc pas trop cher mais sans arêtes", comme si ça poussait dans les arbres.
Il anticipe, il gère, il trie dans sa tête. Il fait des piles mentales.
Il pense à ceux qu’il veut contenter. À ceux qu’il tolère.
À ceux qu’il aimerait pouvoir envoyer paître, mais il ne peut pas — pas aujourd’hui.
Il y pense pendant qu’il tranche, qu’il vide, qu’il lave. Ses clients, il les voit même quand ils ne sont pas là. Leur absence, c’est déjà une pression. Leur retour, un soulagement mêlé de fatigue.
Mais il se tait. Il taille. Il vendra tout. Comme tous les jours.
Oui, ça, il l’a remarqué tout de suite.
Pas un de ces touristes qui restent debout comme des girafes, l’air gêné de salir leurs baskets. Non, celui-là s’est accroupi. Il a pris le temps. Il regarde. Il ne vole pas l’image, il la partage un instant.
Il y a aussi le photographe
- — “Tiens, lui, il respecte le cadre. Mon cadre à moi.”
Ce foutu bout de trottoir, cette planche poisseuse, les seaux pas très nets mais pleins de vie, la porte rouillée. Tout ça, c’est son théâtre. Il n’a pas besoin qu’on le rende joli, juste qu’on le regarde vraiment.
Il pense :
- — “Il va voir mes mains. Pas mes murs.”
- — “Il va voir le fil de mon couteau, pas les flaques.”
Et quelque part, il se dit que cette photo-là, elle va voyager plus loin que lui. Qu’on parlera peut-être de lui sans jamais connaître son nom. Alors il continue à couper. Il baisse pas les yeux. Il veut rester juste ce qu’il est — pas une carte postale. Un homme au travail, à hauteur d’homme.