Un homme pensif en terrasse de café

11 juin 2025 – Aller voir Maigret?

Il hésite. Il joue machinalement avec sa cigarette, la fait tourner entre ses doigts, l’approche de ses lèvres sans l’allumer. Depuis combien de temps est-il assis là ? Peut-être une demi-heure, peut-être plus. Il a cessé de surveiller l’horloge en face. Ce n’est pas vraiment le temps qui le préoccupe, c’est ce qu’il va faire maintenant.


Aller voir Maigret ?

L’idée l’a traversé ce matin, au réveil. Une idée vague, presque absurde, mais qui s’est accrochée à lui toute la journée. Il aurait dû l’oublier, passer à autre chose, et pourtant, la voilà qui revient, insistante.

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Qu’est-ce qu’il lui dirait, au commissaire Maigret ? « Je crois que quelqu’un me suit ? » C’est ridicule. Il n’est pas un de ces bourgeois nerveux qui débarquent au Quai des Orfèvres en s’imaginant une conspiration derrière chaque bruit de pas. Et pourtant… il a ce drôle de pressentiment.

Depuis quelques jours, il a remarqué des détails. Un homme dans un pardessus beige, toujours à quelques mètres derrière lui, au coin de la rue, devant la boulangerie, assis deux tables plus loin ici même, au café. Ce matin encore, il l’a aperçu dans le reflet d’une vitrine. Une coïncidence, peut-être. Mais il n’aime pas ça.

Et puis, il y a cette lettre. Une feuille pliée en quatre, glissée sous sa porte dans la nuit. Quelques mots, griffonnés à la hâte : « On sait. »

C’est tout. Pas de signature, pas d’explication. Juste ces deux mots.

Il frotte son pouce contre la surface rugueuse du paquet de cigarettes. Il pourrait faire semblant de rien, continuer sa vie comme si de rien n’était. Ou alors, il pourrait aller voir Maigret.

Il imagine déjà la scène. La pipe fumante, le regard lourd, l’air de ne pas être surpris. « Et qu’est-ce que vous attendez de moi, exactement ? » lui demanderait-il.

Excellente question.

Il écrase sa cigarette à peine entamée dans le cendrier, jette un dernier regard à la rue. Il pourrait se lever maintenant, marcher jusqu’au commissariat, pousser cette porte qui sent le tabac froid et le vieux cuir.

Mais il reste assis.

Pas encore. Pas tout de suite.


Demain est arrivé

Il est revenu. Il ne sait pas bien pourquoi. C’est comme ça. Peut-être l’habitude, peut-être cette envie vague de mettre un peu d’ordre dans ses pensées avant de prendre une décision.

Il allume une cigarette, regarde la flamme vaciller dans le vent léger, sent la chaleur du briquet contre ses doigts. Un geste automatique, presque rassurant. Autour de lui, le monde continue comme si de rien n’était.

Hier, il a hésité. Il a observé la rue, scruté les visages. Aujourd’hui, il fait la même chose, mais sans y croire vraiment. L’homme en pardessus beige n’est pas là. Il se sent presque déçu.

Maigret lui poserait des questions, il le sait. Il le regarderait sans rien dire d’abord, laissant la fumée de sa pipe monter lentement vers le plafond jauni du bureau. Puis il lâcherait une phrase simple, avec cet air de bonhomie trompeuse : « Et alors ? Qu’est-ce qui vous tracasse exactement ? »

Ce qui le tracasse…

Il y a cette lettre. Il l’a relue ce matin, les deux mots griffonnés en diagonale sur le papier froissé : « On sait. »

Mais qui ça, "on" ? Et qu’est-ce qu’ils savent, exactement ?

Il a repensé à ces petits détails qui l’avaient mis mal à l’aise ces derniers jours. Cette silhouette qu’il retrouvait au détour d’une rue, ce regard à peine trop insistant au comptoir d’un bar, cette impression qu’il n’était jamais vraiment seul.

Mais ce matin, plus rien. Il a parcouru les mêmes rues, pris son café au même comptoir. Rien d’étrange. Comme si tout ça n’avait été qu’un mauvais rêve.

Il tire une bouffée, laisse la fumée s’échapper lentement. Il pourrait partir maintenant, tout oublier, reprendre le fil de sa vie comme si de rien n’était.

Ou il pourrait aller voir Maigret.

Il regarde la cigarette se consumer entre ses doigts. Plus que quelques minutes avant qu’elle ne s’éteigne d’elle-même. Il attendra encore un peu.

Après tout, il y a toujours demain.


Une fois de trop

Il est là. Encore.

Le serveur ne lui demande plus ce qu’il veut. Un café, comme d’habitude. Un silence complice. Juste le bruit de la tasse posée sur la table, le léger tintement de la cuillère contre la porcelaine.

Il a failli y aller, ce matin. Il s’était même levé plus tôt, avait pris son manteau, marché jusqu’à la station de métro. Il avait regardé les autres descendre sur le quai, leurs visages fermés, perdus dans leurs pensées.

Et puis il avait fait demi-tour.

Pourquoi ? Il ne sait pas vraiment. Une lassitude, peut-être. Ou simplement l’envie d’attendre encore un peu, de voir si les choses allaient s’éclaircir d’elles-mêmes.

Mais elles ne s’éclaircissent pas.

La lettre est toujours là, dans la poche intérieure de sa veste. Froissée par les allers-retours de ses doigts. "On sait." Deux mots, rien d’autre, mais maintenant ils pèsent plus lourd.

Et puis, il l’a revu. L’homme au pardessus beige. Ce matin, en sortant de chez lui. À l’angle de la rue, devant la boulangerie. Il ne l’a pas regardé directement, mais il a senti sa présence.

Il aurait dû aller voir Maigret. Hier. Avant-hier.

Mais il a remis à demain.

Et maintenant, il sent qu’il est trop tard.

Il ne sait pas comment, il ne sait pas pourquoi. Mais il le sait.

Il allume une cigarette, observe la flamme du briquet vaciller. Une sensation étrange, comme si tout était devenu inévitable.

Il ne finira pas son café.

Il ne finira pas sa cigarette.

Il entend un bruit derrière lui, un froissement imperceptible. Il ne se retourne pas.

Il ferme les yeux un instant, avant de les rouvrir.

Il aurait dû y aller.

Hier.