
– Ceux du café d'en face
Ils venaient là tous les dimanches, entre onze heures et midi. Toujours à la même table. Celle contre la vitre, à gauche en sortant du bar. Deux cafés, parfois un Perrier. Et les deux chiens, bien tenus. Ils ne parlaient pas beaucoup. Sauf elle, la femme à la veste en jean. Elle lançait des phrases, souvent des reproches à peine voilés. L’autre, l’homme, hochait la tête ou regardait ses pieds. Il semblait ne pas vouloir être là, mais il venait quand même.
La dame assise à côté d’eux, celle avec les cheveux blancs, on ne savait pas si elle les connaissait. Elle ne disait rien non plus. Croisait les bras, attendait que ça passe, comme un dimanche dans une famille où plus rien ne tient sauf l'habitude.
De l’autre côté du trottoir, derrière sa vitre, Maigret les observait. Pas vraiment par intérêt. Par habitude. Il avait cessé d’écouter les conversations du café depuis longtemps. Il s’était juste pris à les remarquer, eux. À se demander ce qu’ils venaient chercher, chaque semaine, à cette même table. Ce n’était pas le café. Ce n’était plus la compagnie. C’était peut-être la persistance d’un souvenir commun, ou une promesse qu’on n’avait jamais osé rompre.
Un jour, ils ne viendraient plus. Et lui, il s’en apercevrait. Trop tard pour demander pourquoi.
Ceux du café d’en face (variation intérieure)
Il n'écoutait plus. Depuis un moment déjà. Les mots de Jeanne glissaient sur lui comme la pluie sur le zinc. Des mots tièdes, pleins de fatigue, de petites colères recyclées. Il caressait distraitement la tête du chien, le regard perdu dans les pavés.
Il venait pour ça, en vérité. Pour le silence entre deux phrases. Pour la main chaude du chien contre sa cheville. Pour la fumée qui sortait du bar, l’odeur de bière et de croissants froids. Pas pour elle. Plus depuis longtemps.
Il s'était juré de parler, aujourd’hui. De lui dire qu’il ne viendrait plus. Qu’il préférait le parc, même sous la pluie. Mais voilà. Elle s’était assise, elle avait commandé les cafés, et il n’avait rien dit.
Il avait aperçu la vieille dame à côté. Celle qui croise toujours les bras, le regard ailleurs. Elle aussi, elle attendait quelque chose. Peut-être un geste, une phrase qui ne viendrait pas. Comme Jeanne. Comme lui.
La vie, pensait-il, ce n’était peut-être que ça : continuer à venir au même endroit, espérant que quelque chose finisse par se produire. Sans savoir quoi. Et avec un peu de chance, le chien vivrait plus longtemps que ça.
Ceux du café d’en face (scène dialoguée)
— T’as pas dormi, hein ?
— Non.
— Moi non plus. Le petit a tourné toute la nuit.
Il hoche la tête. Ne dit rien. Le chien grogne doucement sous la table.
— Tu pourrais dire quelque chose.
— Quoi ?
— J’en sais rien. Mais pas ce silence. Pas encore.
Il baisse les yeux vers sa tasse vide. Une trace de café refroidi colle à la soucoupe.
— On continue comme ça ?
— Comme quoi ?
— Comme deux chiens tenus en laisse, sans savoir qui tient quoi.
La vieille dame sur la chaise à côté tousse. Elle ne les regarde pas. Elle sait se rendre absente.
— Tu veux que je parte ?
— Je sais pas. Je crois pas. Mais je crois plus non plus.
Il soupire. Prend la laisse du chien, la tourne entre ses doigts.
— On peut rester. Juste là. Un moment encore.
— Et après ?
— Après, on verra.
Le serveur apporte l’addition sans un mot. Il sait, lui aussi, qu’il ne faut pas trop parler.